Déconstruire le mythe de l’oralité des cultures africaines

Par Dr. Tamsir Anne

Cet article à dessein de vulgarisation est tiré de mon livre l’Égypte pharaonique sève nourricière des langues et cultures africaines
paru en 2017 aux Éditions Presses panafricaines (Montréal, Canada)
 

« Déconstruire le mythe de l’oralité des cultures africaines. »

L’oralité comme marqueur exclusif des cultures africaines est un des préjugés les plus tenaces, mais les plus évidemment acceptés par les Africains eux-mêmes, comme étant dans l’ordre des choses scientifiquement validées. L’Afrique s’opposerait ainsi fondamentalement aux autres aires culturelles occidentale ou « orientale », qui elles, seraient des civilisations  de l’écrit. L’écriture est per se considérée comme antinomique ou étrangère aux faits culturels africains. C’est pourquoi dans le passé on s’interrogeait sur la pertinence même du concept d’histoire africaine. Aujourd’hui les mêmes causes ayant les mêmes effets, d’autres épiloguent sur l’entrée effective ou non de l’Afrique dans l’histoire. Pourtant non seulement l’Afrique a bel et bien connu l’écriture telle que nous la connaissons aujourd’hui, mais elle en est elle-même par le biais de l’Égypte l’une des grandes et premières inventrices.
Il va sans dire que ce qui est en cause ici n’est la place de la tradition orale dans les cultures africaines ou  son importance  comme outil d’investigation de son histoire, mais simplement la démystification d’une contre-vérité manifeste élevée au rang d’évidence historique.

L’antiquité de l’écriture sur le continent africain

Depuis la fin des années quatre-vingt des fouilles menées au cimetière royal prédynastique d’Abydos ont mis à jour des sceaux contenant une écriture hiéroglyphique élaborée, dont la date se situerait entre 3320 et 3150 avant notre ère. A notre connaissance ce sont là les plus anciens caractères écrits de l’Égypte. L’usage de l’écriture est donc, comme le note le linguiste et philologue allemand H. Haarmann dans son Histoire de l’écriture (2009) beaucoup plus ancien en Égypte que dans l’ancienne Sumer. Plus même, l’écriture bénéficie vraisemblablement en Égypte d’une plus grande antiquité que communément admise, car les signes hiéroglyphiques qui se trouvent sur les premiers documents égyptiens sont déjà très élaborés. Leur période de gestation aurait si l’on en croit Diodore (1737), rapportant des sources éthiopiennes, duré des millénaires avant la période dynastique. C’est l’Égypte qui a en fait, non seulement inventé la technique de l’écriture telle que nous la connaissons aujourd’hui, mais l’a transmise par l’entremise des phéniciens aux grecs et à d’autres peuples. Malgré toutes les tentatives de lui trouver par tous les moyens une origine extra-africaine, l’Afrique est bel et bien le berceau de l’écriture. L’égyptologue allemand K. Sethe tournait en dérision aux siècles derniers cet énervement devant des faits archéologiques avérés disant que « dès qu’on découvrait quelque part en Orient des signes qui ressemblaient vaguement à des lettres de l’alphabet, l’on s’empressait de trouver là l’origine lointaine de l’écriture ». Pourtant, poursuit-il, cette question est bel et bien résolue depuis longtemps, car toutes les formes d’écritures utilisées aujourd’hui, à l’exception notoire des écritures chinoise et japonaise, sont nées de l’alphabet phénicien, qui lui-même dérive de l’écriture hiéroglyphique de l’Égypte pharaonique.
Mais les Égyptiens ne sont pas seulement les inventeurs de l’écriture, ils le sont aussi de ses étapes évolutionnaires les plus déterminantes, à savoir la phonétisation et l’alphabet. Aussi les supports essentiels de l’écriture, le papier (< papyrus), l’encre et la plume viennent d’Égypte.

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Tableau montrant les différentes phases d’évolution de l’alphabet moderne à partir de l’écriture
hiéroglyphique.
 Source: Museum für Bibelgeschichte, Wuppertal (Allemagne).

Hormis l’Égypte pharaonique le Soudan méroïtique dispose d’une écriture non encore déchiffrée, vieille de plusieurs millénaires. Le proto-ghez d’Éthiopie dont les premières attestations écrites dateraient du 9e siècle avant notre ère, tout autant que les systèmes d’écriture relativement récents d’autres langues africaines comme le waï, le mendé de Sierra-Léonne, le ndisibi du Nigeria etc. sont autant de témoignages d’une longue tradition, jamais totalement interrompue d’écriture des langues africaines. La production scientifique africaine en langue arabe dans tous les domaines de connaissance depuis le 14e siècle à Tombouctou de même que la production littéraire des langues africaines telles que le wolof, le sarakolé, le peul avec des caractères arabes méritent une attention particulière et devraient être étudiées minutieusement et intégrées dans les programmes scolaires et universitaires africains.
L’Afrique est loin d’être comme on le voit une terra incognita de l’écriture, bien au contraire c’est en Afrique que se trouvent les archives historiques les plus anciennes de l’humanité couvrant des domaines aussi divers du savoir que la médecine, les mathématiques, la philosophie, la littérature, l’histoire etc.

Les vestiges d’une ancienne tradition d’écriture dans la langue wolof

La comparaison du vocabulaire d’une langue africaine ouest-atlantique comme le wolof et  l’égyptien autour du livre et de l’écriture permet de mettre à jour les vestiges qui prouvent que le wolof a très probablement connu dans son passé ancien l’usage de l’écriture.
Le lexique d’une langue peut dans cette optique être considéré comme l’empreinte intellectuelle, spirituelle, matérielle et morale qui donne accès aux strates les plus profondes d’une culture. Un travail minutieux d’archéologie linguistique permet d’amener au jour ces vestiges enfouis dans les tréfonds du passé et de la langue.
Mais rappelons d’abord avant tout une loi connue de la linguistique historique et générale sur le phénomène de l’emprunt linguistique, à savoir qu’il y a emprunt linguistique quand une langue A utilise et finit par intégrer une unité ou un trait linguistique qui existait précédemment dans une langue B et que la langue A ne possédait pas. Ces emprunts peuvent couvrir divers domaines : culturels, techniques, sportifs, des habitudes alimentaires ou vestimentaires. Dans ces cas l’emprunt donne des renseignements sur l’origine étrangère de la technique ou de l’objet en question. C’est aujourd’hui le cas des emprunts du français et quasiment de toutes les langues du monde à l’anglais dans le domaine par exemple de l’informatique avec une multitude de termes comme « internet », « web », « interface », « package », « dump » etc. Les technologies de l’information et de la communication ont en effet pris naissance dans l’espace anglo-américain qui en est encore le moteur : il est donc normal et prévisible que le lexique informatique de toutes les langues du monde soit fortement marqué du sceau de l’anglais-américain. De même les emprunts du wolof et des langues africaines en général au français ou à l’anglais touchent tous les domaines de la technologie moderne (voiture, chemin de fer, aviation), des biens de consommation dont les peuples parlant ces langues n’ont pas été les inventeurs.
Par voie de conséquence on devrait en ce qui concerne une langue africaine comme le wolof s’attendre aux faits suivants :

Si l’écriture avait été une pratique, une technique étrangère inconnue depuis toujours au peuple parlant la langue wolof, cela aurait dû nécessairement se refléter dans la langue par la présence d’emprunts massifs aux langues auxquelles le wolof aurait dû l’usage de cette dernière : en l’occurrence l’arabe et le français.

Or c’est le contraire qui est le cas : le wolof n’a emprunté l’essentiel de la terminologie de l’écriture ni à l’arabe ni au français. C’est une terminologie spécifique à la langue : ce qui laisse logiquement déduire que cette langue a très probablement connu dans le passé, avant son contact avec le français ou l’arabe, l’usage de l’écriture.
Si nous prenons par exemple les termes se rapportant à l’acte même d’écrire, à l’écriture en général, on trouve pratiquement les mêmes mots en wolof qu’en égyptien pharaonique.
Ainsi par exemple le mot bind qui signifie en wolof « écrire » mais aussi « créer » au sens de l’acte de création divine est l’équivalent de l’égyptien bnd qui « désigne l’union mystique entre les dieux Horus et Seth », l’acte de création divine par excellence. Si l’on ajoute à cela le fait que la signification première du terme d’écriture en égyptien mdw-ntr est « la parole de Dieu », donc sacrée au plus haut point, on comprend pourquoi le mot wolof bind conserve encore ce double sens non seulement d’écrire mais aussi de créer au sens de création divine.
De même le terme égyptien ftt « effacer une inscription » s’est conservé dans le mot wolof faat avec le même sens d’effacer une écriture. Là aussi il est intéressant de noter un autre emploi du mot faat en wolof dans le sens « de tuer, anéantir ». Pour les Égyptiens anciens, tuer vraiment c’était effacer le souvenir de quelqu’un en éradiquant son nom. Le nom, ren en égyptien était sensé être littéralement la racine (la signification du mot en wolof) de l’individu, le support de sa force vitale. Pourquoi les pharaons dont le règne avait été fortement remis en cause, tels Akhnaton furent victimes d’une persécution post-mortem. C’est-à-dire qu’après leur mort, on a cherché à effacer leur nom de toutes les inscriptions, dans les temples et sur les monuments funéraires de toute l’Egypte. On a cherché littéralement à les « tuer » une deuxième fois en effaçant jusqu’à leur souvenir de la mémoire collective.
Nous avons également les mêmes mots pour différentes actions se référant à l’écriture et aux instruments d’écriture. Ainsi par exemple nous avons le même mot sti (Hannig et Vomberg 1999) en égyptien et soti en wolof qui veulent dire « copier, recopier, inscrire, noter », xtt signifiant « inscription, gravure » correspond exactement au wolof xëtt « graver, fendre, inscrire ». Même le mot wolof xatim qui désigne le fait de tracer des figures cabalistiques et que l’on fait automatiquement dériver de l’arabe se retrouve dans l’égyptien xtm « cachet, tampon », aussi dans toutes ses nuances de sens en wolof comme « exorciser une maladie en traçant des signes cabalistiques, contrat ».
Les outils et supports de l’écriture sont passés quasiment intacts de l’égyptien au wolof avec les correspondances suivantes :

 égyptien wolof
sat. : document, lettre ; livresA : ardoise, surface servant de support pour écrire satt : tailler un calame un crayon
 gsty : palette du scribe  gëstu : faire des recherches
bas :écuelle d’eau du scribe bas-basi : couler, sourdre (pour de l’eau)
etc.

Ce sont également les mêmes mots que l’on retrouve entre l’égyptien et le wolof pour la terminologie se rapportant directement au livre.
Le livre en égyptien art fait penser à teere en wolof et le mot Aaw, âaou « coffre pour ranger les rouleaux de papyrus » (Obenga 1990) correspond au terme wolof à kagou « coffre contenant des livres, par ext. bibliothèque ». De même le mot pour désigner les « annales, les documents » se dit en égyptien
g(e)nut , ce qui signifie en wolof, « quelque chose qui ne sort pas », donc des annales (Pour plus de détails nous renvoyons à notre ouvrage cité plus haut).

L’essentiel de la terminologie de l’écriture dans une langue africaine comme le wolof ne dérive point, comme il ressort de ce qui précède, de l’arabe ou d’une langue européenne. C’est la non prise en compte d’une langue africaine ancienne comme l’égyptien qui seule a pu empêcher de percevoir ces faits. On se demande forcément ce que valent en fait désormais toutes les théories et schémas intellectuels bâtis autour du paradigme de civilisations orales et écrites qui servent encore d’alibi pour éviter l’étude diachronique des langues et cultures africaines ?
L’enjeu véritable, nous semble-t-il n’est pas de flirter plus ou moins timidement avec l’histoire africaine, mais de fonder ou refonder les sciences humaines en Afrique sur cet héritage millénaire. Libérées de la tutelle d’un paradigme étranger, fondé sur une histoire, des langues et des traditions intellectuelles qui ne sont pas les siennes, elles pourraient enfin sortir des schémas de pensée dualistes et stériles  du genre « oralité/écriture », « développement/sous-développement » etc. C’est à ce prix qu’elles pourront réconcilier l’Afrique et les africains avec leur histoire, leurs cultures et libérer le génie créateur  qui dort dans chaque africain.

Les faits culturels africains ne retrouvent, comme disait Cheikh Anta Diop, vraiment leur cohérence et leur sens profond que par référence à l’Égypte.

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